Another city, another life

Kenneth réalisait à peine ce qu’il venait de se passer, ce qu’elle venait de lui dire. Il ne voulait pas le croire, il ne pouvait pas le croire. C’était insupportable. Esquissant un geste de recul et tendant l’oreille pour s’assurer qu’il avait bien compris, le jeune homme chercha un moyen de se défendre. Une phrase toute faite, peut-être, des excuses à moitié sincères. Comme si c’était à lui de s’excuser … c’était elle qui le quittait. La phrase résonna encore un instant à ses oreilles :  "… je crois qu’il vaut mieux qu’on se sépare". Voilà, tout bêtement. Une phrase simple, éculée, assassine par sa seule présence. Il vaut mieux qu’on se sépare … un euphémisme bien connu pour signifier qu’elle ne voulait plus de lui.

Qu’est-ce qu’il avait fait de mal pourtant ? Lorsque Sarah était partie d’Angleterre pour le rejoindre à Miami, tout s’était bien passé. Kenneth était heureux de la revoir après presque deux longs mois sans elle, à plusieurs centaines de kilomètres de distance. Certes, il avait été très surpris un premier temps – il ne s’y attendait pas. Pas un mail, pas un message, rien. Il la pensait retenue à Londres sans doute pour très longtemps, accaparée par ses études de comédie. Mais elle était venue. Pour lui, ou du moins c’était ce qu’il pensait. Le temps ne lui avait pas donné raison, mais désormais il ne s’en souciait guère. Le jeune homme croisa les bras d’un air sérieux comme s’il voulait avoir l’air plus menaçant, plus déterminé. Il ne voulait pas la laisser partir ainsi, sans même essayer. Ne serait-ce que par pure fierté. Certes, il l’avait trompée. Certes, elle avait fait de même pour se venger, mais il était inconcevable pour lui qu’elle le quitte ainsi.

D’une voix rauque, le jeune homme tenta de répondre : "Non, je … écoute Sarah, je suis désolé. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je … j’étais simplement … ", puis il renonça, ne sachant même pas lui-même quoi dire. Et puis à quoi bon ? La sentence était irrévocable. La réponse cinglante de la jeune femme blonde acheva de détruire ses derniers espoirs : "Tu étais simplement en train de baiser une autre fille, oui. Ça me semble assez évident. Tu avais promis lorsqu’on s’était mis ensemble il y a quatre ans que tu changerais, mais tu es incapable de te tenir." Kenneth baissa la tête. Elle avait raison.

Bon sang, tout cela à cause d’une stupide histoire d’un soir. Une semaine après que Sarah soit arrivée de Londres. Petite sortie entre amis dans une boîte de nuit du centre-ville de Miami. Quelques verres, des sourires échangés, des regards qui se croisent. Puis un "tête à tête" dans les toilettes, bien que la tête n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’il s’était passé. Et puis il l’emmène chez lui. L’erreur … il aurait dû la raccompagner chez elle, c’est moins risqué. Mais le mal était fait. Le lendemain, visite à l’improviste de Sarah. L’histoire d’un soir va se cacher (mal) dans la salle de bain. Cris. Crises. Puis Sarah s’en va sans un mot. Dès le lendemain, elle lui rend la pareille avec son ancien premier amour, un  certain Henri. Puis elle se rend compte qu’elle l’aime sans doute encore un peu. Et c’est la fin.

Kenneth regarda Sarah partir en poussant un long soupir de lassitude. Il ne pouvait pas dire qu’il ne s’y attendait pas. Mais il détestait ne pas avoir le contrôle. La porte de la maison claqua avec fracas et le jeune homme s’éloigna résigné en direction du grand salon vide. Le reste de la maison était tout aussi vide, d’ailleurs. C’était là qu’il avait vécu la majeure partie de sa vie, avec son père, sa mère, sa sœur et son chien. La famille américaine typique. Un SUV garé devant la maison, un panier de basket au-dessus de la porte du garage, une grande cour à l’arrière bordée de clôtures blanches.

Le jeune homme poussa un soupir – ça ne pouvait plus durer. Cela faisait bientôt trois mois qu’il était revenu à Miami et il n’avait jamais eu autant l’impression de perdre son temps. Il essayait pourtant – entre deux heures de travail au lycée Wynwood, il aimait à se promener dans le quartier pour tenter de prendre en photo tout ce qui l’intéressait ou était susceptible d’être un bon sujet – des gens, des chiens errants, des palmiers, des graffitis sur les murs, des vues du bord de mer, des mouettes, des jolies filles. Il aimait particulièrement cette dernière catégorie d’ailleurs, et il en profitait un peu pour draguer un peu, faire son charmeur, sans forcément chercher à aller plus loin.

Il ne faisait cela que pour s’amuser ; sa dernière rupture l’avait bien refroidi, et il n’attendait plus rien de ce côté-là, au moins pour un temps. Le temps pour sa fierté de cicatriser et pour sa confiance de se refaire. Mais il n’y avait rien à faire. Plus rien ne l’intéressait à Miami. Son travail de surveillant n’était plus aussi intéressant qu’auparavant, et il avait l’impression de tourner en rond, de toujours faire les mêmes choses. Certes, il avait rencontré des gens géniaux pendant son travail, Carry, Paytah, Arthur, d’autres, mais ça ne faisait pas tout. Par son statut même, il était limité à des relations presque superficielles. Or il avait horreur de cela. Certes, il n’avait jamais eu beaucoup d’amis, mais lorsqu’il rencontrait quelqu’un qui partageait un minimum ses intérêts ou sa façon de penser, il voulait toujours découvrir au maximum la personne, qui elle était, ce qu’elle aimait, comment ils pourraient s’entendre.

Le jeune homme posa son regard sombre sur sa voiture qui lui faisait de l’œil à travers la fenêtre terne. Chevrolet Montecarlo de ’88 gris mat, qui appartenait déjà à son père. Il en avait pris bien soin, et tout fonctionnait encore très bien. Certes, ce n’était pas une voiture qui attirait forcément l’œil, mais elle lui convenait bien ; carrée, de bonnes performances, un moteur huit cylindres vrombissant, digne de l’idée que certains gens pouvaient se faire du rêve américain. Kenneth esquissa un sourire ; pourquoi ne pas partir pour une petite virée improvisée ? Il avait bien besoin de prendre l’air et de partir un peu de Miami, ne serait-ce que pour quelques heures. Le jeune homme regarda la pendule – il travaillait l’après-midi suivant, mais il s’en fichait bien. Ce n’était pas comme si on avait vraiment besoin de lui.

Il comptait revenir à la tombée de la nuit – finalement il ne revint que le Lundi suivant, après tout un week-end sur les routes. Evidemment, sa sœur Jane était morte d’inquiétude – il était parti sur un coup de tête sans dire où il allait, mais c’était justement cela qui l’enthousiasmait ; la liberté qu’il pouvait se donner sans avoir besoin de rendre compte des personnes. En tout cas, il dut en rendre afin de se justifier de son absence au lycée, mais il s’en moquait. L’idée restait la même. Au fur et à mesure que les mois passaient, il multipliait ces petits voyages, allant jusqu’aux frontières de la Floride, aux portes de la Géorgie, de l’Alabama. Il emmenait sa sœur Jane chaque fois qu’il en avait l’occasion, lorsqu’elle n’avait pas cours, ou les week-ends. Un road-trip entre frère et sœur, la vraie vie finalement.

Reçu : 03/03/15 à 8 :43 PM, UTC-5
De : kXander_00@gmail.com
Sujet : Slt : D

Salut p’tite sœur ! : D

Comme tu dois t’en douter, je m’amuse comme un petit fou sur les routes de notre beau pays. Ça fait un bon mois que je suis parti de Miami et je viens seulement d’arriver en Arkansas. Comme tu vois, je prends mon temps. Je me fais des amis en route, d’ailleurs j’ai rencontré hier deux bikers super sympas qui faisaient la route jusqu’en Oklahoma, je crois bien que je vais les suivre un moment. Là on est dans un diner à Little Rock, on reprend des forces avant de repartir. On crèche dans un petit motel non loin. A part ça, j’imagine que tu m’en veux encore par rapport au fait que je n’ai pas voulu que tu m’accompagnes. C’est bien normal, et je comprends. Mais il faut que tu ailles au collège, que tu aies une vie « normale », si je puis dire ainsi. C’est pour ça que je t’ai confiée à mon amie de confiance Elisah. Je suis sûr que tu t’entends bien avec elle ! C’est vrai qu’elle a un peu l’air froid au premier abord, mais tu verras que c’est une fille super sympa. Au fait … si elle te raconte qu’on est sortis ensemble ne la crois pas, hein ! C’est juste ce qu’elle aurait voulu, mais c’est pas vraiment mon genre.
Bon allez Jenny je te laisse. Il est 7:43 chez nous et mes potes bikers veulent qu’on aille se boire quelques verres avant d’aller dormir … on repart demain matin.

Kenny

Reçu : 04/15/15 à 11 :11 PM, UTC -5
De : kXander_00@gmail.com
Sujet : On est au Texas

Salut p’tite sœur ! : D

Je voulais juste te dire que mon vieil ami Steven et moi, on est arrivés au Texas il y a de ça deux jours, et que ça à l’air d’être un super endroit. Il fait chaud comme en Floride, et on a vraiment l’impression d’être dans un western ou je ne sais pas trop quoi. On s’est arrêtés dans un ranch pas très loin de Dallas, et les proprios du coin nous nourrissent et nous hébergent contre de l’aide pour s’occuper du bétail. C’est un boulot épuisant, mais tu sais que je ne rechigne pas à la tâche, ce qui n’est pas forcément le cas de Steven, qui a failli faire une crise hier parce que son cabriolet était tout Sali par la boue. Quel idée aussi de rouler en voiture de gonzesse au Texas ! Tu te rends compte, un cabriolet jaune canari ? C’est sûr que ça la boue ne pardonne pas ! Ma chevy a pris cher aussi, mais ça ne me gêne pas trop, je trouve que cela donne un style local pas mal du tout.

Je te laisse à présent. On a encore beaucoup de choses à faire, et notamment gratter pour pouvoir rester toute une semaine.

Kenny

Reçu : 04/22/15 à 10 :42 PM, UTC-5
De : kXander_00@gmail.com
Sujet : Re : Re : Re : Re … On est au Texas

Hey !

Ca y est, on repart finalement, on a pu rester un peu plus d’une semaine, c’est plutôt pas mal. En tout cas ça m’a permis de constater que le style rustique du Texas ne me plaît pas tant que ça. Je crois que je préfère les coins plus modernes, avec des grands espaces bien cloisonnés plutôt que des champs à perte de vue. Bon, je sais que ce n’est pas que ça le Texas, mais … je crois que j’aimerais plus rester sur notre bonne vieille côte Est. Peut-être la Virginie, ou la Nouvelle Angleterre … nos parents venaient de là-bas, ce serait peut-être pas plus mal d’y faire un tour. En tout cas, Steven est d’accord pour aller n’importe où. Il s’est trouvé une charmante petite amie en mal d’aventure qui est prête pour faite la route avec nous. Intéressant ! On dirait que mon petit road-trip avec mon ami d’enfance se transforme en une espèce de voyage initiatique. Ça me plaît. Plutôt. C’est un style de vie intéressant. On va dans une ville, on y reste une ou deux semaines tout en travaillant pour gagner de quoi payer le prochain voyage … si tu pouvais venir avec nous, je suis sûr que tu aimerais ça toi aussi. Mais tu sais bien que je tiens à ta stabilité, à ta sécurité. Je t’adore trop pour tu prennes des risques avec nous.

Mais ne fais pas la tête hein, dans un an tu pourras passer ton permis et partir en vadrouille avec nous ! Même si d’ici là où sera rentrés à la maison depuis longtemps, où bien qu’on se sera installés ailleurs.

Sinon, j’espère que tu vas bien. Je voulais te dire que je rentre à Miami début Mai, j’ai super envie de te revoir petite sœur !

Kenny

Reçu : 04/30/15 à 8 :02 AM, UTC-5
De : kXander_00@gmail.com
Sujet : On arrive !

Salut petite sœur, juste un petit message pour te dire qu’on est route pour Miami depuis hier soir. J’ai besoin de faire une pause dans les voyages, et je vais rester en Floride jusqu’au moins de Juin au moins. Steven rentre avec moi, mais pas sa petite amie Flo. Elle est rentrée au Texas après l’avoir quitté (oui, déjà). Steven a le moral au plus bas et il dit être pressé de rentrer à Miami. C’est mon meilleur ami, alors je l’aide à surmonter cette mauvaise passe comme je le peux. Hé, ça fait plus de dix ans que je le connais ! C’était déjà mon meilleur ami au collège quand tout allait mal pour moi. Il me protégeait de tous ceux qui me faisaient du mal, il m’apprenait des tas de trucs, alors c’est un juste retour des choses.

Bref, on est route pour Miami Jenny, et j’espère que tu es prête à nous revoir ! : D

Kenny

Reçu : 07/14/15 à 01 :55 PM, UTC-5
De : kXander_00@gmail.com
Sujet : Opportunité à Washington

Hey petite sœur ! : D

Désolé, ça fait pas mal de temps que je n’ai pas pu t’écrire. C’est je crois mon troisième grand voyage à travers les Etats-Unis et c’est sûrement celui que je vais préférer. Je fais la route seul pour une fois, même si j’aurais aimé pouvoir y être avec toi (mais tu préfères passer l’été avec ton nouveau petit ami, et je te comprends parfaitement). Ma voiture commence à montrer des petits signes de fatigue, mais rien de bien primordial ou que je ne puisse réparer. Et puis elle en a vu d’autre. Quand il était jeune papa se rendait souvent au Canada, et même s’il vivait à Boston à l’époque, ce n’était pas la porte à côté. D’ailleurs, à propos de Boston et de Nouvelle Angleterre, on m’a fait une proposition que je n’ai même pas considéré un seul instant de refuser. Un travail de deux mois à Washington au sein d’une agence de mannequinat qui vient tout juste d’ouvrir ses portes et qui recrute un peu n’importe où. Tu te rends compte ? J’ai toujours voulu faire des photos de mode, c’est mon plus grand rêve, et je peux enfin exprimer mon art comme je le souhaite. La paye est intéressante, en sus. Evidemment, tu sais que je ne fais pas cela que pour l’argent, mais … c’est un travail qui s’annonce excellent, et qui me tiendras occupé au moins jusqu’en Septembre. Oui, je sais que tu voulais passer l’été avec moi, mais … ça te dirait de venir à Washington pour les vacances ? J’ai trouvé un petit appartement pas très cher et fort à propos dans les environs, et il y a aisément de la place pour deux. Ça te dit ?

Je t’envoie tous les détails par pièce jointe, si ça t’intéresse. En espérant te voir à Washington ?

Kenny

Novembre. Cela faisait deux mois que Kenneth et Jane étaient revenus de leur petit séjour à Washington, et le jeune homme s’estimait fatigué des voyages. Depuis une dizaine de mois environ, il n’avait eu cesse de partir, puis de rentrer. Ses besoins de liberté étaient comblés, pour l’instant, à présent il n’aspirait plus qu’à un peu de stabilité. Il venait d’avoir vingt-trois ans, et s’était dit qu’à cet âge-là, il devait sérieusement  commencer à penser à se caser. Mais avec qui, et où donc ?

Le vibreur de son smartphone tira Kenneth de son demi-sommeil sur le canapé du salon. Il ne savait même plus quelle heure il était, ni depuis combien de temps il ne faisait rien, et ça propre impuissance l’agaçait. Bon sang ! Ce n’était pas son habitude de ne rien faire. Où étaient ses grands projets, ses ambitions ? Depuis qu’il était revenu à Miami après sa longue parenthèse, le jeune homme n’avait rien fait de bien satisfaisant pour lui au niveau personnel, ni au niveau professionnel. Il s’extirpa avec difficulté du sofa et saisit son téléphone d’un geste résigné, comme s’il l’avait déjà fait mille fois.

Ce fut l’agréable voix d’une femme qu’il ne connaissait pas qui lui répondit.  Une quarantaine d’années, un accent du nord-est, rien qui ne lui disait quelque chose. La voix demanda rapidement au jeune homme d’un ton bienveillant : "Monsieur Xander ? Kendra Sims, de l’agence de mannequinat East, basée à Washington D.C. Vous aviez travaillé pour nous cet été." Kenneth leva un sourcil, surpris. Oui, c’était exact, mais pourquoi le rappelaient-t-ils ? Ils lui avaient clairement dit qu’ils n’auraient plus besoin de ses services une fois la saison terminée. Ce pourrait-il que … qu’ils reviennent sur leur décision ? Kenneth répondit avec un nouvel enthousiasme : "Je me souviens, oui. Que se passe-t-il ?".

Kenneth attendit la réponse avec une certaine nervosité. S’ils le rappelaient, c’était qu’ils allaient lui proposer quelque chose d’important. De nouvelles photos à prendre, finalement ? Son talent qui était enfin reconnu à sa juste valeur ? Il n’avait pas vécu de meilleure expérience que ce qu’il avait fait ces deux derniers mois à Washington, et il le referait sans l’ombre d’un doute. "Une de nos agences à Boston cherche en urgence un photographe pour travailler sur une nouvelle collection.".

Le jeune homme réfléchit un instant, réalisant à peine ce que son interlocutrice venait de lui dire. Une nouvelle agence ? Une nouvelle collection ? En fait, il se passait exactement ce qu’il avait souhaité. Que quelqu’un renouvelle l’expérience, qu’on pense à lui pour un travail à la hauteur de son talent. C’était tout simplement parfait. En plus, s’il avait de la chance, il pourrait prendre en photo de jolies filles en sous-vêtements, et même s’il préférait séparer travail et loisir, c’était une bonne raison.

Et puis Boston … c’était la ville d’origine de sa famille, d’où venaient ses parents avant qu’ils ne décident d’aller vivre à Miami après leur mariage. Y retourner serait une sorte de bon retour des choses, un moyen de boucler la boucle. Sans compter que Boston devait être une ville pleine d’opportunités, de nouvelles expériences, tout ce dont il avait bien besoin en ce moment.

Kenneth accepta cette opportunité dès l’instant qu’on la lui annonça. Comment pourrait-il en être autrement ? Il avait bien besoin d’un nouveau départ dans une nouvelle vie, où il pourrait se métamorphoser, se réinventer, exprimer qui il était bien plus librement qu’auparavant.